Maison Paluvie

décembre 26, 2009

Tu vois, ce qui compte c’est de se tenir sur la tranche, pas qu’on soit obsédé par l’inconfort ou par la prouesse, mais il faut quand même que ça coince, je veux dire qu’il faut en garder sous la semelle, ce serait comme marcher les mains dans les poches au marathon, ce n’est pas qu’on méprise, mais il ne faut pas ébarber le bestiau, tu vois, laisser filer les franges, il y en a qui prétendent que c’est mépris, moi je dis qu’il faut juste trouver le truc, appelle ça le méchant style si tu veux, appelle ça le compassé, eh ! quelle importance, tant qu’on ne se déculotte pas devant la langue, tant qu’on réussit la mixture, une dose de puissance, une dose de sabotage, il n’y a pas plus difficile, mener plus fort que soi à sa perte, tu vois bien que le texte ne se laissera pas faire, tu vois bien qu’il demandera le style romain, la ligne impeccable, tu vois bien qu’à défaut il se contentera de ce que les jeunes appellent l’énergie, le Babar, la manière de laisser pulser la flamme, c’est pas si difficile, tu vois, c’est exactement le plan que le langage s’est fixé, toujours mieux, les muscles, et l’attirail de gymnaste, on dit celui-là attention, c’est le King nom d’un chien il déménage, t’as vu ça, c’est pas de la bibine à musaraigne, ça se ramasse pas sous la patte du fennec du Kalahari, ça non, c’est du massif, maousse et tout le barda du sacrifice, pas pour rigoler tu imagines le travail, même que c’est des artisans les mecs qui font ça avec cette abnégation, et puis tout le monde est content, et la langue jubile d’en avoir empoché un de plus, hop, un écrivain dans l’escarcelle avec boyaux et rognons, il a pas gigoté pas bougé une oreille, croqué avalé dans le style qui en impose parce que c’est puissant, c’est à ça qu’on reconnait le massacre, on sent que c’est puissant et la langue a bouffé le type tout rond, maintenant le texte est puissant et puis rien – je te dis l’ami, pas fastoche de couillonner la langue, se tenir au bord de bien écrire, pas comme maintenant où je t’explique ces choses façon analphabète, mais je dois mettre un ciré moussaillon pour te causer, faut pas qu’on me prenne pour un gars du coin, faut passer entre les mailles, venir et repartir à toute pompe, tu vois, sinon c’est foutu la langue te donne le sentiment de l’importance et tu te retrouves impotent, c’est facile, mais c’est comme ça, on te les coupe et c’est pas question d’être un mec ou une gonzesse, c’est pas affaire de couilles mais d’orgueil vrai, tu penses, le temps qu’il faut pour te tenir dans ces parages depuis petit, depuis qu’on te dit que tu seras un vomi du poème, un homme un vrai, mais ça marche pareil pour les filles, depuis qu’on te dit qu’il va falloir filer droit et que toi tu complotes dans ton coin, depuis tout ce temps que tu tiens et paf, la langue se pointe et te montre le chemin, elle te dit voici tes bottes, suis-moi, faut en avoir à ce moment, pour pas baisser culotte, je te dis, je n’en connais pas un qui tiendrait bon, on trouve partout de cette fierté de bien faire, tu vois, ce qui s’écrit c’est toujours du jus de muscle, c’est la consolation de ne pas être immortel, tu vois je dis de « ne » pas être immortel, au lieu de glisser dans l’oralisé, histoire de montrer que pas dupe la fourmi, pas encore demain la veille qu’on acceptera d’écrire comme il faut, comme la langue demande, selon l’évangile du dévouement, le sérieux tatoué à l’envers du front, là où la peau surnuméraire est aussi utilisée pour couvrir les fesses, tu vois où je veux en venir, non ? il y a aussi que la nuée de ce qui est en train de s’écrire te met des coups et c’est pas histoire de se plaindre mais là sous la protection du saule, on ne fait pas le fier, il suffirait de tendre la main, de dire bien haut avec la voix de fausset, tu sais cette voix de celui qui en a sous la semelle, oui, quoi, moi aussi je veux en être, je signe le décret, aidez-moi démon et merveilles, il suffirait de baisser son froc pour que la langue pardonne et pour que le lecteur claironne « on en tient un », un vrai, que veux-tu que je te dise, sinon que la peur a cédé, ne me demande pas laquelle, tu vois, une fois de plus je n’oublie pas le « ne », j’insiste pour le côté précieux, compassé, pour qu’on ait toujours l’impression du sucre et du gras, pas loin, qui menace, il faut que la langue tremble, oreilles en berne et museau de putois, c’est la menacer de destruction qu’il faut, au moyen du compassé, rien de pire, rien de plus beau, le style sur la tranche toujours limite de basculer dans la cuve à fermentation, tu imagines les clapiers où les cochons morts macèrent, les batteries d’élevage dont la grippe jaillit, ces caisses en béton de treize mètres sur huit creusées juste sur la nappe d’eau douce, la langue c’est kif kif, il faut lui faire sentir le mièvre pas loin, qu’elle se tienne à carreau, et mettre les doigts avec la menace, bien en face, avec la puissance et le compassé au ceinturon, prêt à dégainer, à faire feu, en lui faisant bien comprendre, tu vois, je rajoute « bien » pour sucrer le gigot, en lui faisant comprendre que nous, on ne va pas jouer dans la catégorie des artisans, on se tient là avec la puissance et le compassé, et on ne va pas lui manger dans la main, plutôt crever que d’en faire partie, tu commences à comprendre, hein, non, pas Heine, juste « hein », tu vois que le truc c’est de ne pas être du métier.

Marcel Michel, « Tirade du fou de Jouhans », Maison Paluvie, 1956

« Disparition de Pocahontas Jensen » est un texte en khoïsan (bantou) et allemand de Rufus Pastourie, paru à Lüderitz en 2008, et dont je suis en train de traduire la partie allemande. Rufus Pastourie est vétérinaire pour gros animaux. Il m’a été présenté par l’une de mes tantes, vivant depuis de nomreuses années en Namibie, que je remercie et que j’embrasse.

–x–

La rivière Colonie n’existe pas. Elle naît du bruit de la pluie sur les toits. Elle naît du crescendo-decrescendo monotone de la circulation dans la rue où je me suis installée. Je ne sais quelle sensation j’éprouve devant cette coulée de boue vers laquelle j’allonge parfois la main pour m’alimenter. Je reste au bord de la rivière, car je me sens effleurée. Le contact de cette surface lisse et froide me permet de comprendre comment cesser de vivre dans la traînée. Non que je sorte vraiment de mon état contemplatif, je m’y déplace plutôt comme dans le sommeil, soudain aspirée, soudain écrasée. Evidemment, la mort ne ressemble pas au sommeil. Elle ne se compare pas. Comparer relève des attributions élémentaires d’un cerveau normal. On compare la mort au sommeil, ou à un costume qu’on abandonne, à une vieille peau. On lui attribue une valeur. Mais on ne se pose pas la question de la rivière Colonie. Pourtant on devrait.

Un léger souffle rectiligne descend de la colline et traverse le village. A l’intérieur ce sont pour la plupart des ouvriers, des artisans et des fermiers de passage. Mais ce sont surtout des calendriers épinglés aux murs. Du bord de la rivière, on les voit quand vient le soir, au-dessus du bahut. J’apprends à regarder du dehors. Et je continue d’écrire. Je me promène ainsi lentement à travers un paysage qui se transforme avec moi. Rien n’existe que d’être traversé. Ou plutôt je ne bouge pas, le temps et l’espace s’en chargent. Mon travail consiste à me rendre compatible avec ce qui se produit. Ce que les autres appellent l‘enfer. Je ne peux que rêver de ce monde meilleur dans lequel il n’est plus donné de nom aux enfants, dans lequel nous sommes définis de manière aléatoire, selon les circonstances ou  la fantaisie de qui parle, fidèles au chaos qui nous a engendrés.

techniciens de surface

décembre 8, 2009

écriture absente à la parole, qui matérialisait la perte qui l’avait déclenchée

Nous nous sommes retrouvés durant toutes ces séances sans échanger un mot. Nous étions reliés par les feuillets, chaque fois plus nombreux, qu’il déposait entre nous sur la table. Lui et moi savions que la situation n’allait pas s’améliorer, je dirais même que nos rencontres ont fini par sceller un pacte du pire. Tel est le prix de l’écriture. Celui qui s’en sort jure de poursuivre. Demeurant aussi évasif que possible, j’ai toutefois juré de reprendre à mon compte le ressassement sans fin de ces pages sans auteur véritable, quitte à être le dernier.

Nous nous sommes vite aperçus de l’avantage de notre dispositif. L’écriture réduite à l’état de transcription ne faisait pas seulement l’économie de l’auteur, elle transformait aussi cette vacance en profondeur, sans que personne ne se soucie du tour que prenaient les événements. J’aurais été incapable d’expliquer la manière étrange dont les phrases s’écrivaient. Cela avait lieu. Cela se produisait au détriment des procédés les plus courants. Immédiatement, la description fut sacrifiée. Il n’y avait plus rien à décrire dans cette langue qui ignorait l’existence de l’humain. Et la suite allait se montrer plus stupéfiante encore.

Lorsque nous avons vu cette surface pour la première fois, dans sa totalité, débarrassée des preuves fabriquées que nous avions si souvent prises pour argent comptant, intentant de faux procès à ceux qui les dénonçaient, nous nous sommes mis à pleurer. Pour la première fois, nous nous trouvions devant quelque chose qui méritait d’être réel. Et c’était là toute sa grandeur. Cette chose résistait et, plus elle résistait, plus elle paraissait à la fois exemplaire et barbare. Une réalité nouvelle s’offrait à nous. Y avons-nous vraiment cru ? Peu importe aujourd’hui qu’elle a tout recouvert

Adrian Schiess, "flaches Werk"

coelacanthe

décembre 6, 2009

Il existe un moyen de traverser. Bien sûr. Mais on ne compte pas les refoulés à la frontière. Que ce soit d’un côté ou de l’autre, personne ne compte les morts. Ceux qui s’élancent sont poussés par la nécessité, tandis que ceux qui les défendent obéissent à des lois dont la violence et le degré d’arbitraire s’ajustent à la détermination et au nombre des assaillants. Les choses n’existent que d’avoir été traversées. L’étendue, un agencement de verrous : à hauteur de satellite, ce sont des bordures nettes séparant les mers des continents ou se faisant écho par-dessus un vide, comme les masses accidentés des reliefs terrestres équilibrent les dorsales sous-marines aux formes pachydermiques, poids et contrepoids dont on perçoit les sutures plus fines à mesure qu’on s’approche, les boucles des fleuves dont les pointes s’évasent en deltas, raturant l’homogénéité compacte du sol, à mesure que la plongée se fait perforation, fixant comme l’ambre ce qui se passe à l’intérieur des gens, un même enchevêtrement de retenues et de relaxes, de cuticules composant une étendue d’accumulations plus ou moins denses, plus ou moins différenciées. Le tout ramassé dans l’effort de dire. C’est ainsi que m’est apparu ce texte la première fois que je l’ai lu. Un tableau composite aux structures à demi-citadines, à demi villageoises, combinant de grands angles nets et des courbes à dimension d’amphithéâtres, aux cylindres moussus de toutes sections, aux espaces floutés de ruelles goudronnées, débouchant sur des sentiers, tout cela s’annulant lorsqu’on regarde vraiment ce qu’on a sous les yeux, lorsqu’on le traverse, c’est-à-dire lorsqu’on écrit «immensité sans repères qui refuse notre présence et qui repousse le langage».

zamalek

décembre 6, 2009

L’été, ajusté au trou d’ozone, s’abat durement sur la mosquée d’Al-Hâkim, dite « La Brillante ». Quiconque a vécu dans cette ville immense a découvert une réalité qu’on ne mesure ni en distance, ni en durée mais en coulées d’air.

Ces flux de températures et d’odeurs descendent les rues, enveloppent les bâtiments, les arbres, les kiosques, les véhicules, les piétons, s’accumulent sur les places en flaques épaisses, sans cesse alimentées par le bas en raison de la circulation, de l’agitation, de l’évaporation des sols, tandis que le ciel, bordé de fers à béton et de palmes, est un ciel comme partout ailleurs.

Circulant à travers ce dédale de flux, on est parcouru de picotements, comme soumis à un courant électrique, un court-circuit qui se produit chaque fois qu’on traverse l’une de ces cloisons de chaleur en équilibre instable, en perpétuel mouvement de cisailles, coulissant l’une sur l’autre comme des baies vitrées; l’esprit rationnel et l’infini, ajointés.